samedi 22 juin 2013

Turquie : quand le mirage s'évanouit...

Cela fait maintenant plusieurs semaines que les protestations se succèdent en Turquie, à Istanbul, certes mais aussi à Ankara et dans d’autres villes du pays.
On y a vu beaucoup de gaz, de cannons à eau, de manifestants brutalement traités par la police ; on a beaucoup entendu le PM Erdogan traiter les manifestants de « terroristes », rien que çà !, et menacer ces derniers de prison et autre outils démokratiques, que les adeptes de ces respectables régimes politiques aiment à utiliser lorsqu’on a le malheur de s’opposer à eux. A noter que ces même « outils » deviennent immédiatement insupportables et synonymes de tyrannie, dictature et bla bla bla, lorsqu’ils sont utilisés par des régimes qui ne portent pas l’estampille politiquement correcte précédemment évoquée.

Souvenons-nous de ce que ce même Erdogan déclara à propos du Président Syrien lorsque ce dernier tenta de s’opposer à la révolte organisée par les Frères Musulmans de son pays (soutenus par le Qatar, les Saoudiens et la Turquie) afin de renverser le régime syrien.

Bien, passons.
Depuis quelques semaines c’est donc au tour d’Erdogan de faire face au mécontentement de son peuple. Tout au moins une grande partie de ce dernier.
Pourquoi ce mécontentement ?

Tout d’abord il est bien évident que cette fureur contre Erdogan et son parti, l’AKP, ne s’est pas déclenché à cause de quelques arbres où d’un shopping mall de plus, bien que cette histoire de mall soit révélatrice à plus d’un égard de ce qui se passe en Turquie depuis dix ans. Nous y reviendrons.
La véritable cause de cette révolte est hautement symbolique : c’était la volonté d’Erdogan de détruire le Centre Culturel Mustapha Kemal et de démonter le monument qui lui est dédié sur cette même place. Pourquoi faire ? Pour y construire une mosquée.

C’est un symbole très fort qui reflète bien ce qui se produit en Turquie depuis dix ans. Cela est également le reflet de la volonté d’Erdogan de faire table rase de l’héritage de Kémal Ataturk en faveur d’un retour à une néo-ottomanisation du pays, c’est à dire une islamisation de la société turque au détriment de la sécularité établie par Kémal Attaturk précisément. D’où le symbole de la Place Taksim qui a soudain coalisé tous les segments séculaires de la société turque contre Erdogan et sa politique de déconstruction de l’oeuvre de Mustapha Kémal.

Unlike Davutoglu’s claim, the ongoing Turkish uprising has nothing to do with some illegitimate groups trying to undermine public order, attack the police, and destroy public and private property. This is a spontaneous, civil and politically unaffiliated movement of diverse groups of people who are fighting for human dignity against an increasingly authoritarian party aiming to regulate social, economic, and private life as it pleases. The party is pushing for a conservative Islamic lifestyle, threatening in particular women and youth, and criminalising and imprisoning opposition groups ranging from seculars to Kurds, socialists, and trade unionists. Although the mainstream media argues that this is essentially a secular and amorphous middle-class movement, what connects these diverse groups is that the majority of their members need to sell their labour power to live.
(Sources : The Takshashila GCCP - 22 Juin 2013 - Sabri Oncü)

Bien entendu le mécontentement grandit depuis dix ans, c’est à dire depuis qu’Erdogan est arrivé au pouvoir et à entrepris son oeuvre d’ottomanisation de la Turquie. Cela s’est fait principalement par le biais des attaques répétées et systématiques contre l’armée qui était le rempart crée par Ataturk pour garantir la sécularisation et l’europeanisation du pays. Ces attaques multiples contre l’armée (sous les acclamations enthousiastes des bobos occidentaux laïcs), sous divers prétextes, furent indispensables pour l’affaiblir et lui ôter toute possibilité et toute velléité de s’opposer aux plans d’Erdogan et de son parti.

At one time, Mustafa Kemal, with the support of the army, purged Turkey of any attributes of a «Muslim state» and turned the core of the former feudal Ottoman Empire into a Europeanized secular country. According to Atatürk's precepts, the army was the buttress of the secular authorities and their protector against Islamization.

Erdoğan has devoted all 10 years of his administration to depriving the army of its cementing role in society, replacing the officer corps with imams. In recent years there has been a growing «epidemic» of dismissals, criminal cases and scandals in connection with Turkish officers and generals, who have been accused of attempting coups d’état, corruption and much more.

(Sources : 21 Juin 2013 - Dmitri Sedov)

Cette politique néo-Ottomane est un mélange de nationalisme et d’islamisme, branche sunnite bien évidemment. Mais n’oublions pas le côté économique qui joue un rôle très important, et sans lequel Erdogan n’aurait pas été réélu trois fois de suite.

Car Erdogan, que de nombreux observateurs accusent d’être membre des Frères Musulmans, partage en tout cas avec ces derniers, outre leur détestation de la laïcité, leur pragmatisme économique qui leur font promouvoir le néo-libéralisme dés qu’ils le peuvent (ce qui explique, entre parenthèse, pourquoi de si nombreux occidentaux sont devenus si friands de ces islamistes néo-libéraux, l’argent n’ayant pas d’odeur comme on sait). Cette copulation effrénée du néo-libéralisme et de l’islamisme n’est pas unique à la Turquie ; il suffit de voir ce qui se passe au Qatar où en Egypte pour s’en convaincre. Les deux font très bon ménage.
En Turquie, les prouesses supposées de l’un ont permis à l’autre de se développer en achetant des voix grâce à l’argent engrangé par les succès du premier (néo-libéralisme). Ce qui engendre de ténébreuses affaires de népotisme et de corruption, comme c’est le cas pour cette histoire de Taksim Square où le contrat du mall projeté était attribué au beau frère d’Erdogan...

En effet, la politique économique d’Erdogan lui a valu les acclamations dithyrambiques de toute l’oligarchie occidentale, saluant les « performances économiques » de la Turquie etc... Cela a duré dix ans, jusqu’à aujourd’hui. La Turquie, modèle économique pour tous ses voisins, dont la Syrie au premier chef etc...
Le problème de tout cela est que ce soit disant modèle économique était un mirage  alimenté par la dette immodérée ; il est désormais en train de se dissoudre dans l’acide de la réalité économique, au fur et à mesure que les facilitées de crédit à taux bas s’évanouissent sous la pression de la crise systémique générales qui grandit à vue d’oeil, entrainant le monde dans la spirale infernale, y compris les fameux pays émergents, dont le Brésil.

The AKP economic miracle of the past decade stands on two pillars; first, on the fuelling of consumption through excessive credit. The driving force behind the country’s recent economic growth has been nothing but a spectacular rate of credit expansion, which reached 30% for households and 40% for businesses in 2011. Secondly, rent extraction through privatisation of the commons—from land to public enterprises, and spaces and buildings to natural resources – has been another pillar of the economy under AKP rule. Indeed, Gezi Park that triggered the ongoing rebellion is the latest example of attempted privatisation of the commons.
(Sources : The Takshashila GCCP - 22 Juin 2013 - Sabri Oncü)

Une fois encore, toute cette soit-disant « croâssance » économique ne reposait que sur une montagne de dettes alimentée par les taux artificiellement bas, comme partout ailleurs.

Neither of these strategies is sustainable. Further, not only are households in significant debt—with a debt to disposable income ratio of about 45% in 2011—but also the corporate sector.[6] Although the AKP takes pride in having paid the last installment of its debt to the International Monetary Fund (IMF), Turkey has borrowed increasingly more in the international financial market during its reign, shifting the foreign debt burden from the public to the private sector.

While the total foreign debt stock of Turkey in 2002 was $130 billion with 67% owed by the public sector, the foreign debt stock in 2012 was $337 billion with 67% owed by the private sector. In addition, while only 13% of the total foreign debt stock was short term in 2002, the short-term debt constituted 30% of the total foreign debt stock in 2012. More importantly, 88% of the short-term debt belonged to the private sector, and 66% of it belonged to the private financial sector in 2012.

(Sources : The Takshashila GCCP - 22 Juin 2013 - Sabri Oncü)

Ce qui se passe en Turquie aujourd’hui  n’est qu’un début car la situation économique va empirer et ne permettra plus à l’AKP d’acheter la paix civile comme cela fût le cas depuis dix ans. Désormais Erdogan et son parti devront faire face non seulement à leurs opposants « kemalistes » mais aussi au mécontentement grandissant de ceux qui, jusqu’à maintenant, s’étaient tenus tranquilles en raison des soit-disant prouesses économiques de l’AKP. Apparemment ils ne sont pas prêts avec cette bonne grâce « demokratique » que recommandait pourtant si fortement Erdogan à son voisin syrien (ici, ici, ici).
Désormais il va falloir payer la facture. Mais personne n’est solvable.

Pour Erdogan il est possible que ces événements n’aient définitivement scellé ses ambitions de devenir Président après avoir modifier la Constitution afin de transformer la Turquie en régime présidentiel. La grogne monte et l’armée observe dans l’ombre.

Cela se traduira politiquement et socialement dans les faits, n’en doutons pas.
Comme au Brésil.
Comme ailleurs.

Bientôt.

Mais pour le moment tout le monde est content à Cochon sur Terre, le meilleur des mondes.

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