vendredi 3 juillet 2009

Godbout (Quebec), le 3 Juillet 2009

La ville de Watertown (NY) a disparu.


La ville de Watertown était située au Nord-Est de l’Etat de NY dans le Jefferson County, à 50 km au Sud de la frontière canadienne, à l’Est du lac Ontario.

La ville de Watertown fût fondée à la fin du 18eme et au tout début du 19eme, en 1800 semble t-il. Dés son origine elle fût un centre manufacturier.

Tout au long du 19eme la ville de Watertown prospéra et ses habitants connurent une réelle prospérité matérielle, à tel point qu’au début du 20eme siècle elle était la ville des USA qui comptait le plus grand nombre de millionnaires par habitant. De ce fait les constructions publiques monumentales furent nombreuses et les habitations des particuliers rivalisaient de grandeur et de luxe. La ville s’offrit également un parc public dû au crayon du paysagiste qui créa Central Park.

Bref une ville modèle, prospère et «successful».

Depuis la ville de Watertown a disparu.


Aujourd’hui si l’on veut partir à la recherche de la ville de Watertown, comme ce fût mon intention il y a quelques semaines, il n’y a que deux choix: soit en voiture, soit en avion, comme pour l’écrasante majorité des villes américaines. Et encore l’aéroport de Watertown n’est-il pas si bien desservi que cela. Mais j’étais en voiture, venant de la ville de Syracuse par la Hyghway 81.

Dés la sortie de l’autoroute on se retrouve sur une route à quatre voies qui n’offre pour tout paysage bucolique qu’un alignement ininterrompu de garages, malls, fastfoods et autre vendeurs de matériels en tous genres, le tout s’étendant sur des km. Heureusement l’oeil est savamment distrait par des myriades de panneaux publicitaires, un peu comme un essaim de mouches se précipiterait sur un pot de confiture laissé ouvert par distraction. La différence dans le cas qui nous afflige est que le pot aux alouettes fût laissé ouvert intentionnellement. Et comme si tout çà n’était déjà pas suffisamment effrayant, tous ces temples de la consommation se dressent au milieu de parkings géants, généralement beaucoup plus gigantesques que ne le sont les magasins eux-mêmes, pourtant peu exempts de mégalomanie. Pour agrémenter toutes ces merveilles, et pour encourager le déchaînement de la consommation la plus outrageuse, se dressent en des endroits stratégiques quelques modestes bâtiments, qui pourraient presque paraître honteux de leur commerce tant ils semblent inoffensifs dans leur apparence: les banques. Elles sont là, discrètes mais vigilantes, prêtes à prêter n’importe quoi à n’importe qui pourvu que leurs bilans de fin d’année puisse en profiter dans tous les sens du terme. Enfin cela était valable jusqu’à l’année dernière. Aujourd’hui, comme on sait, ce n’est plus tout à fait la même chanson. Il circule ici aux USA une blague à ce propos illustrant parfaitement la situation:


Un homme entre dans une banque et dit au banquier: «je viens pour un prêt». «Ah très bien, répond l’autre avec une mine réjouie, combien pouvez-vous me donner?».


Comme pour illustrer cela les parkings qui étaient censés accueillir les hordes, non pas d’Attila, mais, bien pire, celles des consommateurs insolvables qui achetaient tout ce qu’on leur proposait grâce à leurs multiples cartes de crédit sur lesquelles étaient pratiquées des taux usuraires, eh bien tous ces parkings qui, mit bout à bout, pourraient aisément permettre à plusieurs Airbus A 380 d'atterrir en même temps de front, tous ces emplacements destinés aux foules de fidèles étaient totalement vides lorsque je passais devant à une heure de la journée ou il y aurait eu foule en d’autres temps révolus. En conséquence toutes ces innombrables marchandises étalées au bord de la route, toutes ces voitures notamment , alignées les unes à côté des autres sur plusieurs rangs, de toutes couleurs, de toutes tailles et de tous genres, tous ces stocks extravagants exposés sur le trottoir pour attirer le passant, eh bien tout cela est désormais invendables pour plusieurs raisons:


  • soit parce-que le consommateur, qui changeait de voiture quasiment obligatoirement tous les trois ans, est si endetté qu’il ne peut même plus repayer les intérêts de ses dettes,
  • soit parce-que les banques ont désormais coupés tous les crédits dans une tentative désespérée de reconstituer une trésorerie qui se déprécie toujours plus chaque jour de la semaine qui passe; 1) en raison de la crise des «primes» qui menace désormais d’emporter tout l’édifice bancaire pourri; 2) en raison des défaut se multipliant sur les carte de crédit qui oblige déjà les établissements de Wall Street de renflouer leurs filiales menacées d’écroulement; 3) enfin en raison de la crise de l’immobilier commercial qui risque d’exploser à tout instant.
  • soit parce-que les ex-consommateurs cigales ont soudainement mutés du jour au lendemain en fourmis versus Harpagon, une évolution biologique exceptionnellement rapide qui posera certainement d'intéressants problèmes à résoudre aux disciples de Darwin. Car, en l'occurrence, il s’agit bel et bien de survie, au grand dam de la Fed et du gouvernement qui ne savent plus comment faire pour obliger les ex-consommateurs surendettés à faire encore plus de dettes pour payer les premières... On ne peut pourtant pas dire qu’ils n’aient pas montré l’exemple!


En réalité c’est plutôt à une conjugaison de ces trois facteurs à laquelle on a à faire, et pas seulement à Watertown bien sûr mais dans le pays tout entier.


En attendant, si l’on veut vraiment voir ce qui se passe dans cette agglomération de Watertown, et à condition de ne pas avoir été découragé par le spectacle décrit ci-dessus, en poursuivant son chemin on finit par arriver, non pas dans un quartier, non, mais dans une zone qui, certainement il y a bien longtemps, fût un quartier. Des résidences édifiées pour la «middle class» désormais en voie de disparition rapide, entourées de jardins, des maisons qui, restaurées, pourraient être charmantes, tout en bois peint comme d’habitude dans le Nord du pays, souvent entourée d’une terrasse couverte bordée d’un joli balcon à fines colonnettes. Un lieu ou l’on imagine sans peine qu’il fût conçu pour la conversation le soir entre voisins ou membres de la famille, à une époque ou il existait encore des trottoirs dignes de ce nom sur le bord des rues sur lesquels on pouvait marcher à plusieurs sans se gêner, s’arrêter pour discuter des nouvelles du quartier, s’enquérir de la santé du grand père de la boulangère, le tout dans un persiflage emmailloté de ragots des plus excitants. Bref un trottoir sur lequel se déroulait une partie de la vie de quartier. De nos jours, à notre époque divine, les maisons en question menacent ruine sérieusement malgré le fait qu’elles tentent toujours bravement d’abriter les êtres à la dérive qui s’y abritent des intempéries. Dérive financière et dérive sociale. Ce n’est d’ailleurs pas pour rien que Watertown a un taux de délits (6181,1 pour 100.000 habitants), «crime» en américain, plus élevé que celui de New York et que la moyenne nationale US (4479,3); quant à celui des «violent crimes», c’est à dire incluant les crimes proprement dit ou les viols par exemple, le taux pour 100.000 habitants est de 652,2 tandis que la moyenne nationale US est de 553,5 (Sources: Statistiques annuelles de l’Etat de New-York). Pour comprendre l’importance de ces chiffres il faut savoir que Watertown est une agglomération qui s’est rétrécie au cour du temps, essorée par la désindustrialisation, puisqu’elle ne contient plus désormais que 26.705 habitants; si le taux des délits est 30% supérieur à Watertown qu’à NY (8M d’habitants) cela implique forcément une situation sociale dramatique. Cette zone d’habitations croulantes devant lesquelles s’étalent des voitures abandonnées ou en très mauvais état, ce qui aux USA est extrêmement significatif quant à l’état des finances du propriétaire, ces habitations autour desquelles l’état des infrastructures les plus élémentaires comme les lignes électriques ferait s’évanouir d’horreur le plus négligent des employés de notre EDF national, sans parler de l’état des rues ou de ce qui reste des trottoirs ou les trous le disputent hargneusement aux restes de macadam, sans compter le ramassage plus qu’aléatoire des poubelles et, par charité, je n’aborderai pas le problème du triage puisqu’apparemment celui-si a été laissé aux bons soins des chiens et chats errants... Bref cette zone d’habitation donne l’impression d’être abandonnée par des pouvoirs publics sans ressources, ou alors aux ressources utilisées ailleurs sans que j’ai pu voir ou, à part peut-être le développement des zones commerciales décrit plus haut.


Après avoir dépassé cette zone qui ne cède en rien à certains quartiers que j’ai pu voir dans des pays dits du 1/3 monde, on arrive au coeur de l’agglomération, ou plutôt à ce qui constitue son centre géographique pour être plus précis. Clairement il y eût ici par un jour de l’an de grâce 1850 et quelques brouettes, des rues, des places et même d’assez imposants immeubles de la fin du XIXeme ou du début du XXeme. On peut encore y deviner, à condition d’avoir un peu d’imagination, un semblant de ce qui fût un centre ville, c’est à dire un endroit ou la population se retrouvait pour se rencontrer à des fins commerciales, pour boire un verre ou pour s’engueuler pour quelque motif que ce soit. Bref pour vivre.

Un centre ville est généralement l’endroit ou les habitants se rencontrent «pour discuter des affaires de la Cité», selon l’expression grecque consacrée, que nous utiliserons ici dans le sens le plus large, c’est à dire incluant également les affaires privées. C’est donc l’endroit privilégié ou les liens qui se créent entre les différents individus habitant un même lieu tendent à faire de chacun d’eux un membre à part entière de la communauté, y compris par l’acceptation tacite des règles qui permettent tant bien que mal qu’il y ait une vie commune. Même à son corps défendant l’individu qui se veut marginal, c’est à dire qui prétend vivre en dehors des règles communes, ne le sera que dans la mesure ou ses pairs le reconnaissent comme tel, c’est à dire s’il est intégré dans la communauté en tant que marginal. D'où le «fou du village» dans nos campagne. Mais la reconnaissance de cet attribut en fait un membre de la communauté qu’il le veuille ou non. Dans le cas contraire ce serait un étranger et il serait rejeté d’une manière ou d’une autre. Le centre ville sert à réaffirmer de manière publique, à chaque fois que les uns et les autres s’y retrouvent, l’acceptation par chaque membre des règles, tacites ou écrites, qui permettent aux individus composant la communauté de vivre ensemble.

Ce qui fût le centre de Watertown n’a plus de centre que le mot. L’hystérie mercantile a éventré l’endroit à coup d’avenues à quatre voies, ne laissant plus aucun espace ou s’arrêter, et encore moins stationner, se promener ou s’asseoir pour discuter le bout de gras, sans courir les plus grands dangers dus à la circulation non seulement des véhicules à moteur mais également des bipèdes à mines patibulaires qui y déambulent. Le résultat évident est que toute vie s’est évanouie de cet endroit cauchemardesque, ne laissant qu’un enchevêtrement de routes parcourues en tout sens et à tout heure par un flot de véhicules bruyant et polluant, notamment les camions. Les immeubles, jadis abritant des bureaux, des petits commerces ou des habitations, sont vides et abandonnés, désormais inhabitables de surcroît. Il n’existe donc plus de centre ville et on chercherait en vain un endroit le remplaçant, même maladroitement. Comme c’est désormais le cas dans presque toutes les agglomérations américaines, les seuls endroits ou il y avait affluence, c’est à dire ou l’on pouvait y trouver des individus assemblés en grande quantité, étaient jusqu’à récemment les malls géants ou les suites ininterrompues de magasins «super size», en bref ces zones commerciales qui polluent désormais tous les abords de n’importe quelle agglomération aux USA. Mais ces endroits ne remplacent en aucun cas les centre villes d’antan. Ils ne sont là que pour fournir l’occasion au consommateur sauvagement torturé par l’ennui de se donner le sentiment d’exister en achetant grâce à l’endettement des produits inutiles fabriqués en Chine. Ce ne sont pas des endroits de rencontres entre membres d’une communauté ayant des intérêts en commun, venus là pour en discuter, et encore moins un lieu ou l’on vient pour créer ou renforcer un sentiment d’appartenance à la communauté. Il n’y a dans ces espaces impersonnels et banals que des masses d’êtres hagards, souvent déformés par la malbouffe ou/et l’alcool ou/et la musculation à outrance, ignorés les uns des autres, cherchant frénétiquement à compenser leur manque de substance et le sentiment de vide qui les hantent par des achats compulsifs qui ne résoudront jamais ce qu’ils tentent de fuir. Lorsque l’individu est laissé à lui-même, sans aucun lien avec ceux aux côtés desquels il survit, lorsque le sentiment de communauté et des règles qui vont avec lui deviennent aussi étrangers que ne le serait un extra-terrestre, quand cette situation d’isolation (cas de 34,46 % de la population à Watertown - Sources: Statistiques annuelles de l’Etat de New York) se double de celle de la banqueroute personnelle, c’est à dire lorsqu’il ne peut plus satisfaire ses instincts de consommateur exacerbés par l’environnement dans lequel il est immergé, on voit le taux de délits augmenter spectaculairement. Ce qui entraîne l'exode de ceux qui sont dans la même situation d’isolement que les premiers mais qui ont encore la possibilité de payer le coût de ce genre de ghettos sécurisés pour dépressifs tout aussi chroniques que les autres bien que plus fortunés. Dans tous les cas de figure cela crée des populations de désespérés furieux qui ne mettent pas longtemps à retourner à un état de barbarie que les bons apôtres modernistes pensaient pouvoir éradiquer par la seule consommation illimitée de biens matériels


Au bout du compte on peut affirmer que la ville de Watertown a disparu. Certes vous trouverez toujours un point sur une carte dont le nom est Watertown mais ce point sur une carte a cessé d’exister en tant qu’entité urbaine donnant à ses habitants la possibilité de vivre de manière autonome, selon leurs coutumes et de la manière qui leur convient le mieux, tout en contribuant à les doter d’un fort sentiment d’identité ainsi que de destinée et d'intérêts communs.

Watertown n’est plus une ville, ce n’est plus qu’une agglomération, c’est à dire un entassement horizontal d’habitations et de commerces destinés à l’élevage d’un entassement donné de membres de l’espèce humaines, anesthésiés adéquatement, sans aucuns liens les uns avec les autres; c’est une agglomération qui, ainsi que toute agglomération, n’a d’autres fonctions que de fournir à ces masses à l’humanité atrophiée les moyens matériels de survivre aux intempéries et à la famine afin qu’elles participent au développement triomphal et éternel du Progrès régi par les lois du Marché.

C’est d’ailleurs la seule chose qu’on leur demande désormais: bouffe et tais toi.


A propos de Progrès et de Marché victorieux, lorsque le visiteur horrifié, n’ayant plus qu’une seule envie, fuir à tout prix, se précipite sur la route n°11 en direction du NE, il passera devant la base militaire de Fort Drum, située à sa droite, qui abrite la 10th Mountain Division. Cette base s’étend sur 434 km carrés et contient plus de 12.000 personnes, c’est à dire à peu près la moitié de l’agglomération de Watertown. Passant le long de cette base on arrive à un croisement; la route à quatre voies que l’on traverse est une des entrées principales de la base. Mon regard fût attiré par le nom de cette allée, triomphale comme il se doit:

«Iraki freedom driveway».


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